La constitution dialogique de la parole selon Merleau-Ponty

Réflexions sur l’intersubjectivité et le dialogue dans La prose du monde de Merleau-Ponty

merleau-ponty

Pour comprendre cette construction dynamique de la différence et de la parole, on doit revenir au texte que La prose du monde que Merleau-Ponty consacre spécifiquement au dialogue et à son rapport à autrui : « La perception d’autrui et le dialogue. »[1] Non seulement le titre assume explicitement un rapport, mais l’article dévoile selon nous une même dynamique de différenciation qui est autant celle du langage, de la perception, de la pensée, c’est-à-dire du sens, que celle de l’intersubjectivité et de la distinction relative des sujets.

Le début de ce texte reprend les idées de la Phénoménologie de la perception. Le dialogue est dès le début de l’œuvre de Merleau-Ponty considéré comme un lieu privilégié où la pensée d’un locuteur se trouve surprise par celle de l’autre. Il est ce site où la parole trouve à s’exprimer et à s’entendre, et plus encore à se construire. Autrui me pénètre d’un discours et m’oblige ce faisant à adopter une voix qui me dise dans ce que j’ai de particulier. Ainsi, le dialogue est le lieu d’une relation à l’altérité qui se veut constructrice pour les deux dialoguants : « Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et, même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que, si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue et m’en ressouviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. »[2] Ma pensée comme celle de l’autre se trouve dans l’échange : non seulement je recueille des idées que je n’aurai pas découvertes seul, mais plus encore j’en propose qui naissent dans le moment même de cette discussion. Il naît donc quelque chose entre les personnes qui ne saurait advenir dans leurs solitudes respectives.

Dans « La perception d’autrui et le dialogue », Merleau-Ponty modifie un peu cette approche. La première nouveauté vient de ce que ce ne sont plus les pensées qui se voient confrontées et modifiées par la présence de l’autre, mais plus généralement les significations : « Dans l’expérience du dialogue, la parole d’autrui vient toucher en nous nos significations, et nos paroles vont, comme l’attestent les réponses, toucher en lui ses significations, nous empiétons l’un sur l’autre en tant que nous appartenons au même monde culturel, et d’abord à la même langue, et que mes actes d’expression et ceux d’autrui relèvent de la même institution. »[3] On retrouve ici le schéma de l’intersubjectivité comme empiètement, témoignant de l’impossibilité de penser la subjectivité comme isolée, mais l’on voit que cette structure, bien avant d’être psychologique ou sensible, est sémantique : les sens que mobilise autrui dans sa parole sont des sens « contaminés » par l’autre, non seulement parce que nous profitons tous d’une langue déjà instituée par d’autres, mais encore parce que cet autre particulier que j’aborde dans le dialogue modifie encore ces sens-là, autant que moi. C’est ainsi que le texte de la Phénoménologie de la perception auquel nous faisions référence est ici converti dans le langage général du sens, et la nouveauté de la parole se substitue clairement à la nouveauté de la pensée : « Toutefois, cet usage « général » de la parole en suppose un autre, plus fondamental (…). Le simple usage de cette langue, comme les comportements institués dont je suis l’agent et le témoin, ne me donnent qu’un autre en général, diffus à travers mon champ, (…) plutôt une notion qu’une présence. Mais l’opération expressive et en particulier la parole, prise à l’état naissant, établit une situation commune qui n’est plus seulement communauté d’être mais communauté de faire. C’est ici qu’a vraiment lieu l’entreprise de communication et que le silence paraît rompu. (…) Il faut que [la parole] enseigne elle-même son sens, et à celui qui parle et à celui qui écoute, il ne suffit pas qu’elle signale un sens déjà possédé de part et d’autre, il faut qu’elle le fasse être (…). Ici les paroles d’autrui ou les miennes en lui ne se bornent pas dans celui qui écoute à faire vibrer, comme des cordes, l’appareil des significations acquises, ou à susciter quelque réminiscence : il faut que leur déroulement ait le pouvoir de me lancer à mon tour vers une signification que ni lui ni moi ne possédions. »[4]

« La constitution dialogique de la parole selon Merleau-Ponty », conférence donnée au lycée Daniélou de Rueil-Malmaison, avec les textes qui l’accompagnent. Pour l’écouter, cliquez sur :


[1] Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, texte établi et présenté par Claude Lefort, Paris : Gallimard, 1992, pp 183-203.

 

[2] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p 407.

 

[3] Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde,  p 194.

 

[4] Ibid., pp 194 -197.